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Trujill… eau…

Au soir du quatrième jour, nous rentrons à notre petit hôtel, El Centurion, des images plein la tête, mais en sueur. Il fait lourd, trop lourd même, selon la réceptionniste. On apprend, par elle, qu’El Niño rôde au large du Pacifique et réchauffe anormalement les eaux côtières (7°C au-dessus des normales saisonnières), amenant ainsi de l’humidité en masse sur les terres.

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Vers 22h30, quelque chose d’exceptionnel se produit : il pleut. D’abord de fines gouttes, puis rapidement c’est au tour d’une violente averse de venir s’abattre sur notre hôtel et sur la ville. Toits plats, absence de conduits d’écoulement, jours aux plafonds qui permettent en temps normal d’évacuer la chaleur, Trujillo se trouve impuissante face aux intempéries. Depuis notre chambre, nous entendons bientôt des pas rapides aller et venir dans les escaliers. C’est la réceptionniste qui pare au plus pressé en posant des linges aux quatre coins du bâtiment. Vaines tentatives. L’eau s’infiltre méticuleusement, ruisselle le long des murs intérieurs et s’épand sur le sol. Le plancher du petit business center, là où nous faisons l’école, gonfle déjà d’humidité, le wifi saute, l’électricité va et vient.

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À 23h00, on toque à la porte. L’employée vient demander la permission d’entrer dans la chambre d’Arthur et Laetitia (L’hôtel nous a gentiment mis à disposition deux chambres pour le prix d’une. Parfois, cela fait du bien !...), car l’eau monte fortement sur leur petite terrasse. Nous nous empressons de mettre sacs, habits et jouets en hauteur pendant que l’employée tente d’écoper l’eau à l’aide d’un seau et d’un balai. Heureusement, rien ne semble pouvoir perturber le sommeil des deux enfants, c’est déjà ça. Nous demandons un changement pour une chambre plus à l’abri. Impossible, tout est complet. Nous alternerons donc les tours de garde jusqu’à ce que la pluie cesse, vers minuit trente.

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Jour 5 : Aux abords de Trujillo, nous visitons le site archéologique de Chan Chan la plus grande cité précolombienne du continent, construite par le peuple Chimú, une civilisation ayant précédé l’Empire inca. Grandiose !

Du bassin de l’Amazone, approchant les 100% d’humidité, à Lima, se hissant au deuxième rang des capitales les plus arides du monde (après Le Caire), le Pérou est terre de contrastes climatiques. Contrasté fut aussi notre séjour à Trujillo, du 11 au 22 mars 2017. Cette ville, bordée par l’océan et encerclée de désert, ne voit, en principe, pas plus de précipitations que sa grande sœur Lima. En principe…

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Les quatre premiers jours ont donné raison aux statistiques. Sous un soleil radieux, notre petite troupe part de bonne humeur, le nez en l’air, à la découverte du centre historique : Pizarro, Bolívar, San Martin, des hommes qui ont façonné plus ou moins glorieusement l’Histoire de la ville et du pays et qui ont donné leur nom aux longues rues enlaçant la Plaza de Armas, place considérée comme la plus belle du Pérou. Églises coloniales, parcs fleuris où la population se donne rendez-vous pour babiller, demeures aux larges murs blancs ornés de balconnets dont le rouge, le bleu, le jaune flamboient dans cette belle après-midi, le vieux-Trujillo charme le promeneur par son architecture qui semble ne pas avoir changé d’un pouce depuis l’arrivée des Espagnols au XVIe siècle.

En fin d’après-midi, dans une moiteur étouffante, nous reprenons le minivan en direction de la ville. Nous discutons avec un jeune homme, venu rendre visite à son grand-père et qui en profite pour découvrir la région. Ils ont passé la soirée à éponger et vider des seaux. Son grand-père est formel : il n’avait pas vu pareil déluge depuis 50 ans.

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Soudain, le chauffeur stoppe net le véhicule. Quelques centaines de mètres devant nous, les voitures n’avancent plus, comme si un mur invisible empêchait le trafic d’aller plus loin. Nous nous approchons un peu et en découvrons la cause : dans le creux de la route, une nouvelle rivière, boueuse et menaçante, coule d’est en ouest en plein cœur de la ville.

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Mercredi 15 mars 2017, 18h00 : Trujillo, troisième ville du pays, est coupée en deux. Nous nous trouvons côté nord et notre hôtel côté sud. Quelqu’un dit : « une digue déborde par la force des intempéries quelque part dans les montagnes, à 10 km de là où nous sommes. » Conséquence : de l’eau torrentiel déferle sur Trujillo pour finir sa course dans l’océan. Nous entendons pour la première fois le mot huayco, un terme péruvien issu du quechua signifiant « crue subite ». Impuissants, nous tâchons de garder notre calme et rassurons les enfants. « Ici, nous ne risquons rien, l’eau est à plus de 500 mètres de là… » Mais nous n’en sommes pas vraiment sûrs…

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Nous mangeons dans un petit restaurant en espérant une accalmie. Pendant une heure, des bus, si pleins que les portes ne se ferment plus, défilent devant nous et roulent plein nord. Sur le pont de pick-up, la police évacue des civils par dizaines. Des centaines de piétons. La population toute entière semble fuir la ville.

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L’excitation et la peur que procure ce danger inconnu se lisent sur les visages des clients attablés. C’est impressionnant. On se sent minuscules, mais il faut tenir bon devant les enfants déjà bien soucieux. Au bout d’un moment, on aperçoit un taxi, en sens inverse, tentant un passage. Nous ne le voyons pas revenir. Est-ce bon signe ? Dans le même temps, notre guide de Chan Chan, resté avec nous, reçoit un appel de l’agence touristique. Se sentant responsables, ils ont organisé un minivan pour nous reconduire à l’hôtel. Mais est-ce vraiment la meilleure chose à faire ?! Il y a une auberge juste à côté, peut-être est-il plus prudent d’y passer la nuit ? Nous hésitons, parlons avec le guide qui paraît assez confiant. « Il y a une ouverture 5 km en amont avec moins d’eau, on va y arriver. » On tente le coup…

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40 cm d’eau rapide, couleur terre, chargée de morceaux de bois, de bouteilles en verre, de sacs en plastique, de tout ce que le courant peut emporter sur son passage. Le spectacle est désolant. Les habitants restés là se défendent comme ils peuvent et de toutes leurs forces contre ce monstre liquide : sacs de sable, planches, grosses pierres, tout est bon pour faire obstacle. Des centaines de personnes, du gamin au vieillard, se relayent, balai en main, pour tâcher de conduire l’eau vers les rares bouches d’égout. Mais celles-ci en recrachent davantage qu’elles n’en ingurgitent. Les canalisations souterraines boivent déjà la tasse. En roulant, le guide explique qu’il faut faire attention car, sous le bitume, il y a du sable et si l’eau s’infiltre, la route risque de s’effondrer sur une profondeur de 50 cm. Il se veut rassurant : « Notre chauffeur est un bon chauffeur. Il a les yeux d’un chat. » 20 secondes plus tard, « œil de chat » ne voit pas que la rue est séparée en deux par une longue langue de béton de 20 cm de haut sur autant de large et fonce dessus. Pneu avant crevé, nous n’irons pas plus loin, tout le monde descend. Dans pareil cas, lorsque le facteur chance est proche de zéro, mieux vaut ne pas faire les difficiles et se rattacher aux faits : il n’y a pas de blessé et nous avons basculé côté sud du huayco.

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Nous trouverons finalement un taxi pour nous ramener sans embûche jusqu’à notre hôtel. Ouf ! Ouf aussi du personnel qui était aussi inquiet que nous de ne pas nous voir revenir.

Jour 6 : Les émotions de la veille ont fatigué les esprits. Un peu d’école le matin et jeux de société dans l’après-midi. Le ciel, le huayco semblent aussi se reposer. Dans les journaux, on voit en première page : « l’histoire se répète ». En en lisant un peu plus, on apprend qu’en 1998, la ville avait déjà été coupée en deux par le même phénomène. 1998-2017 : s’il y en a tous les 20 ans, on devrait être tranquilles pour un moment.

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Jour 7 : Visite du Huaca de la Luna, un temple construit par les Moches. Très joli !

Nous revenons sur le centre de Trujillo vers 14h, Place des Armes. Nous nous attablons dans un restaurant italien, Rue Pizarro, pour manger un plat de pâtes (les enfants, surtout, ont une carence en spaghettis carbonara et bolognaise après sept mois de vadrouille). Nous aurions voulu nous laver les mains, mais les toilettes sont fermées à clé. Depuis le huayco, il n’y a plus d’eau courante dans toute la ville (notre hôtel a d’ailleurs demandé à ce que ses clients utilisent le minimum d’eau pour les sanitaires, car il fonctionne sur des réserves).  À la fin du repas, vers 15h45, une dame entre dans l’établissement, en larmes. Nous payons et sortons. L’instinct parle. Quelque chose ne va pas dehors. L’œil observe, mais n’arrive pas à renseigner le cerveau pour comprendre. Cela ne peut pas être ces petits garçons jouant au ballon ou ces vendeurs de babioles qui s’égosillent devant les touristes. Non. Pourtant l’atmosphère est étrangement électrique. Au même instant, la femme du restaurant ressort en courant, toujours en pleurs. La rue est bondée comme jamais, les passants marchent d’un pas anormalement soutenu, certains même courent portable à l’oreille, les lourdes portes en fer des commerces se ferment une par une. Il faut rentrer à l’hôtel ! Nous partons à pieds. En marchant vite et en portant Laetitia, on devrait en avoir pour 20 à 30 minutes. Prendre un taxi tiendrait du suicide, la route est devenue une jungle. Plus de courtoisie, ni de règles, c’est chacun pour soi, à grand renfort de klaxons. À tour de rôle, on se passe Laetitia pour ne pas trop se fatiguer. « Viens Arthur, traîne pas ! » 32°C, 95% d’humidité dans l’air. Suffoquant. Une dame dit, essoufflée : « L’eau redescend de la montagne… une demi-heure jusqu’à la Place des Armes… encore un huayco… » Un policier hurle dans un haut-parleur des mots trop rapides pour qu’on les comprenne, des sirènes retentissent, les voitures roulent trop vite, à nouveau les sacs de sable, les planches, les balais…

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C’est impressionnant une foule qui panique.

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Nous arrivons à l’hôtel juste à temps. En une poignée de minutes, rues et parcs sont devenus de puissantes rivières. On ne parle pas d’un huayco, mais de trois cette fois-ci. Notre petit quartier, légèrement surélevé, est épargné. Nous avons l’impression de nous trouver sur une île encerclée d’eau et de boue à moins de 100 mètres. Heureusement pour nous, il y a un restaurant sur cette île : nous aurons de quoi souper. On allume la télévision : images de fin du monde, qui retournent l’estomac et nouent la gorge. Certains villages ne sont plus que torrents, le courant est si violent qu’il arrache des voies de chemin de fer. Nous découvrons également que le pont sud de la ville est sur le point de s’effondrer. C’est celui que nous devions emprunter pour rejoindre Lima…

Jour 8 : Nous prenons conscience que l’exception est en train de devenir la règle. Dès l’aube, Trujillo anticipe le prochain huayco de l’après-midi, se barricade derrière le sable, creuse des tranchées à même la route pour canaliser l’inondation à venir. Trujillo prie, implore, chante dans ses églises, Trujillo ferme ses écoles, console ses enfants et attend, assis sur les trottoirs.

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Il est dimanche matin. Les ponts qui entourent la ville se sont effondrés. Que ce soit par le nord ou par le sud, impossible de rejoindre la Panaméricaine. Trujillo est coupé du monde. Nous, prisonniers. Des bruits courent que le gouvernement péruvien distribue gratuitement des billets d’avion pour un rapatriement sur Lima. Nous y allons avec les enfants, « c’est mieux, cela augmentera nos chances ». Visiblement, nous ne sommes pas les premiers à avoir reçu le « tuyau ». 200, peut-être 300 personnes font déjà la queue au pied du bâtiment de la municipalité. Au bout de deux heures, un fonctionnaire vient informer que les portes ne s’ouvriront pas, qu’il faut revenir demain. Maigre consolation : les enfants reçoivent un petit biscuit. Après l’annonce, la majorité de la foule s’éloigne et s’éparpille dans les rues. Certains, cependant, restent ici, valises à leur côté, attendant l’ouverture du lendemain. Il est 11h du matin…

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Le soleil est déjà haut dans le ciel. Avec la chaleur et le vent, la boue séchée forme de grosses nuées de poussière. Des microparticules de terre se collent sur les yeux, croussent sous la dent et s’infiltrent dans les habits. La moitié des habitants, dont nous, porte un masque pour respirer. Nous mangeons encore une fois dans « notre » resto italien. C’est un peu cher, mais cette cuisine fait du bien aux enfants, tant à l’estomac qu’au moral. Alors…

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Vers 14h30, nous rentrons à l’hôtel. Dans l’air, à nouveau la même électricité, la même lourdeur qu’hier. Le « monstre » se jette encore sur la ville ! Aura-t-on le temps de rentrer cette fois-ci ? Nous courons jusqu’à l’Avenue d’Espagne, un passage obligé pour regagner l’hôtel, un passage obligé du huayco. Si l’eau s’est déjà infiltrée, nous ne pourrons pas passer. Arrivés à 50 mètres, nous voyons, cette fois-ci, qu’il a été plus rapide que nous. Que faire ? Où aller ? Sans trop d’espoir, nous nous approchons tout de même de l’avenue. On ne sait jamais. Là, incroyable : sur notre gauche, une partie de la route, légèrement en hauteur, est encore sèche. Mais le niveau de l’eau monte vite. Nous n’avons qu’une poignée de secondes. Nous courons comme jamais, Laetitia dans nos bras, serrant fort la main d’Arthur. Nous passons.

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Nous regardons, depuis notre fenêtre, le torrent emporter la boue séchée et en déposer de la fraîche. Cela durera 3 heures. Cette fois-ci, notre rue est touchée.

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Le soir même, le restaurant de « l’île » est fermé. Sans doute n’aura-il pas pu être ravitaillé. Nous marchons direction le centre-ville à la recherche de la moindre gargote ouverte. Il faut bien se nourrir. Nous devons littéralement nous frayer un passage entre barrages de sacs, routes défoncées, détritus et amas de boue. Les rues autour du Centurion sont désertes, à l’exception d’un homme qui nous interpelle : « Je peux vous aider ? » - « Nous cherchons de quoi manger. » Son bras se tend alors vers deux directions, le centre et l’opposé. Une dame, de son balcon, se joint à la discussion : « Tout est fermé avec le huayco. » L’homme cherche encore : « Il y a bien une station-service Avenue d’Espagne. » 10 minutes plus tard, nous passons devant, mais continuons tout droit vers la Place des Armes. Trujillo coupé du monde, nous ne savons pas pendant combien de temps encore nous pourrons trouver à manger. Nous voulons souper équilibré. Mal nous en prendra…

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Les artères qui mènent au centre n’ont pas plus de restaurants d’ouverts. Nous décidons de pousser encore un peu plus loin jusqu’à la Rue Pizarro, l’un des endroits animés de la ville. Par moment, nous devons faire des détours de plus de 100 mètres pour pouvoir traverser la route tant le niveau d’eau est haut. Le chemin est long, glissant et l’électricité coupée sur de longs tronçons. Nuit noire. On n’avait pas besoin de ça. Un mendiant, à la peau aussi grise que la boue sur laquelle il est assis, demande une pièce. Même les églises, si hospitalières habituellement, dressent maintenant des murs sombres et repoussants. Pas de voitures, pas de passants. Ambiance lugubre et surnaturelle.

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Arrivés Rue Pizarro, même constat : que des portes closes. Les seules lumières que l’on croise sont celles, criardes, de quelques casinos qui ont bizarrement décidé de rester ouverts. Vendeurs de rêves, pensent-ils flairer le bon filon et attirer, entre leurs murs, une part de la population qui a besoin de se prouver à elle-même que, malgré les tristes circonstances, la chance peut encore leur sourire ?

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Il faut se rendre à l’évidence : nous ne mangerons pas chaud ce soir. Nous revenons sur nos pas, en empruntant un autre chemin, espérant que la chaussée soit plus praticable. Dans une ruelle à côté de l’ancestral hôpital Belen (fondé en 1551 !), plusieurs tables sont aménagées pour accueillir les plus démunis qui attendent leur tour. Au point où nous en sommes, nous hésitons à faire la file. Après tout, nos estomacs ne sont pas plus remplis que les leurs… Oui, mais à la différence près que contrairement aux leurs, notre porte-monnaie, lui, est garni de quelques soles. Nous continuons. Nous continuons et tombons sur un petit groupe d’hommes à l’air inquiet en train d’observer quelque chose à la lumière de leur téléphone portable. Nous arrivons à leur hauteur et comprenons la raison de leur inquiétude : sur des sacs de sable, quelqu’un est allongé sur le flanc, jambes repliées. Il ne bouge plus. Son œil gauche est à demi ouvert, le droite est fermé. Un des hommes le touche rapidement, cherchant le moindre signe de vie. Rien. Ils se demandent certainement s’il est mort. Nous aussi. Laetitia ne l’a pas vu, Arthur si. Les images choquent, bousculent. Pêle-mêle viennent bientôt les questions qui dérangent, avec l’empressement d’un enfant qui attend de ses parents des réponses apaisantes. Il faut essayer d’expliquer, poser des mots sur quelque chose qui restera, c’est évident, gravé longtemps dans la mémoire d’un garçon de neuf ans.

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Il est des moments dans un voyage en famille où l’on aimerait être chez soi, assis confortablement dans son canapé, un bon bouquin entre les mains. Dieu que ce moment-là en fait partie…

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Jour 9 : On se lève à 5h30, espérant avoir une chance d’obtenir quatre billets pour Lima. Arrivées sur place à 6h, on déchante vite. La queue est encore plus longue que la veille. On reste là quand même. Au bout d’un moment, un homme devant nous dit qu’avec des enfants, il y a une file préférentielle, de l’autre côté. L’espoir renaît. Mais pas pour longtemps, car après une heure, une rumeur circule que les portes ne s’ouvriront pas plus qu’hier. À 10h30, la mauvaise nouvelle est confirmée par une jeune femme travaillant pour IPERÙ, une agence d’information touristique nationale. « Avez-vous besoin d’aide ? », « Nous aimerions si possible téléphoner à la famille. Donner des nouvelles pour ne pas qu’ils s’inquiètent trop, ils doivent être au courant de la situation. » Depuis leurs bureaux, nous tentons de joindre la maman de Nathalie et la sœur de Stéphane. Nous entendons leur voix, pas elles. Ça raccroche. Impossible d’établir le contact. Nous décidons de téléphoner à l’ambassade de Suisse à Lima pour informer de notre présence dans la zone et… demander de l’aide. Pour toute réponse, une employée à l’accent suisse-allemand nous fait la morale : « Il faut lire les recommandations du DFAE avant de s’aventurer ici… De janvier à mars, c’est la saison des pluies au Pérou… » Nous ne prendrons pas la peine de lui dire que cela fait 50 ans qu’un tel phénomène n’a pas eu lieu, mais que nous aurions dû y penser, bien sûr. Nous sommes fatigués, même pour faire de l’ironie. Pas plus l’envie de rire lorsqu’elle nous conseille de ne pas consommer de crudités ou d’eau qui ne soit pas en bouteille. Si seulement elle savait… L’eau est maintenant très difficile à trouver, à tel point que nous devons parfois nous rabattre sur des sodas. Quant à la nourriture, nous ne savons pas jusqu’à quand nous pourrons trouver des restaurant ouverts. Mais nous prenons acte. Merci la diplomatie, merci compatriote !

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De retour à l’hôtel, la réceptionniste nous dit qu’il y a un endroit en ville, la Real Plazza, où l’on peut peut-être obtenir des billets d’avion. Nous y allons et, ouf !, nous en obtenons quatre. Mais le vol est prévu pour le lundi 27 mars. Encore une semaine à attendre. C’est long.

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C’est d’autant plus long que l’état du ciel ne semble pas s’arranger. Les spécialistes estiment qu’El Niño ne s’essouffle pas et ne disparaîtra pas avant fin mars, voire mi-avril, synonyme de nouvelles intempéries et de nouveaux huaycos.

Chosica

Liens vidéo :

Trujillo (vidéo personnelle, à côté de notre hôtel)

Jour 10 : Une des réceptionnistes de notre hôtel, encore elles, nous demande nos passeports pour en faire des copies et les transmettre à sa tante, qui pourrait peut-être nous obtenir des places dans un vol d’évacuation avant le 27 mars. Elle nous a déjà parlé de ça il y a deux jours. Est-ce que cela se confirmerait ? On n’ose trop y croire, préférant nous réjouir de choses concrètes : hier, aucun huayco. Peut-être aucun aujourd’hui ? Personne ne peut le prévoir.

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On part ensuite pour la Real Plazza, dont on a fait notre « stamm ». L’endroit présente l’immense avantage d’avoir un wifi qui fonctionne. Cela nous permet de téléphoner à nos familles et de publier un court article sur le blog pour informer un peu les amis sur notre situation.

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« Agua, agua, agua… » Nous surprenons parfois des discussions. À défaut d’en boire, l’« eau » est dans toutes les bouches, au cœur de toutes les discussions depuis une semaine. Parler, vider son sac. Cela fait du bien de dire ce que l’on a sur le cœur lorsqu’on est impuissant face à la grandeur des événements, lorsque l’eau se déverse en mètres cubes dans la ville. Et jusqu’à quand Trujillo, ville de 900'000 habitants, pourra-t-elle donner à boire à sa population ?

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¡Que Dios nos ayude ! titre une édition spéciale d’un journal. « Que Dieu nous aide ! ».

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Sombre paradoxe : l’eau assiège Trujillo, l’inonde, la noie, mais plus une goutte ne se trouve dans les rayons de ses supermarchés ni ne coule dans ses conduites. On demande si elle est entreposée ailleurs dans le magasin, si une livraison est prévue pour bientôt. La réponse est « No, disculpe ». Reste bien quelques bouteilles de marques (Evian, San Pellegrino, Perrier) devant lesquelles hésitent, puis se résignent une ou deux familles, car avec ce que coûte le demi-litre, on pourrait acheter 15 kg de riz. Si l’eau manque, c’est aussi le cas des légumes, du riz et des pommes-de-terre.

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Cela veut aussi dire plus de lessive possible, et on commence vraiment à être à court de sous-vêtements propres ! Finalement, on achète une bouteille d’Evian, trois paires de culottes pour chacun et de quoi offrir quelque chose aux jeunes que nous avons croisés tout à l’heure et qui faisaient une collecte pour aider les sinistrés. En arrivant vers les caisses, on tombe sur des emballages cadeaux, des cartes de vœux, des chocolats. Tellement banal en temps normal, tellement futile en pareilles circonstances. Ces marchandises crient leur superficialité !

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Et les enfants, dans tout ça ? Juste à côté se trouve une place qui ressemble à nos anciens Sega World. Cela leur permet enfin d’oublier un peu ce qui se passe. Les courses de motos virtuelles s’enchaînent. « Maman, j’ai fini première ! J’ai le droit à une partie gratuite ! ». Ça fait du bien.

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Mais le temps passe, et il est déjà l’heure de rentrer. Avant, petit passage au supermarché, car nous avons oublié d’acheter quelque chose. Et là, incroyable, on voit des clients avec des sacs de riz et des bouteilles d’eau ! Le supermarché a été ravitaillé ! On ne sait pas comment, car les voies terrestres sont coupées suite à une dizaine de ponts démolis. On parle d’arrivages par le ciel, de la Colombie et du Chili. Mais ce n’est pas le plus important. L’eau est là, la nourriture aussi. Quel soulagement !

Jour 11 : Au matin, on se renseigne. Un huayco cette nuit ? Non, deux jours sans rien. Quelle joie ! Le temps se rangerait-il, malgré les prévisions alarmantes que l’on a pu lire ? On s’inquiète également : les épidémies se répandent maintenant. On parle, dans le nord, de bêtes contaminées par l’anthrax. Les eaux stagnantes attirent les moustiques et la dengue semble arriver. Or, depuis deux jours, on se fait de plus en plus piquer... Les boues, qui se transforment en poussière avec le soleil, sont terriblement malsaines. La femme de ménage nous parle de la leptospirose, des flots qui transportent des cadavres, des bouts de chairs. Il y a les hommes ou les animaux tués par les courants mais aussi… ceux qui étaient déjà morts ! Un huayco est passé à travers un cimetière et a tout emporté ! Nos ventres se retournent. Malgré le ménage fait la veille, ce matin, la chambre des enfants est recouverte d’une fine couche de poussière. Fine, mais il y en a partout. Dans leur poumon également.

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Bref, aux nouvelles rassurantes se succèdent les nouvelles inquiétantes. On se réconforte en se disant qu’on est en bonne santé, qu’on devrait donc pouvoir résister à la dengue ou à une autre saleté. On fait un peu l’école, puis on sort manger. Comme toujours depuis le premier huayco, on met les chaussures de marche malgré la chaleur étouffante. Comme toujours depuis qu’on en a trouvé, on porte un masque de protection devant le visage.

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Au retour, la réceptionniste nous parle en hâte. Des paroles en espagnol qui nous font briller les yeux. Nous ne comprenons pas tout, mais l’essentiel est là : « A téléphoné… avion prêt… dans quelques heures… vos bagages !... ». Bien placés, nos noms sont inscrits sur une liste d’attente. Dans quelques minutes, dans quelques heures au plus, l’hôtel recevra un appel confirmant nos places dans un appareil de la police militaire. Tout en préparant les sacs, nous réfléchissons. Ne sommes-nous pas en train de passer devant des péruviens moins bien lotis que nous ? Des heures et des heures dans une file d’attente et soudain nous sommes en tête de liste. Et puis, nous avons un vol pour le 27 après tout. Nous questionnons l’hôtel. « Non, vous ne passez devant personne, tous les étrangers doivent être rapatriés sur la capitale, ordre du gouvernement. » À la question « Pourquoi ? », la réponse « Parce que, c’est comme ça… » Nous restons persuadés que notre sort est bien plus enviable que celui de ces pauvres gens attendant depuis des jours devant la municipalité l’ouverture de ces foutues portes. Mais si le gouvernement a dit… Au moins, si nous partons, c’est de l’eau que l’on ne boira pas à la place des Trujillottes.

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Mais un nouveau huayco vient gâcher cet enthousiasme. Comment rejoindre l’aéroport dans ces conditions ? Nous sommes persuadés que le vol sera reporté.

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Contre toute attente, deux heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau. Le temps de ranger les cartes d’UNO, de mettre les sacs dans un taxi, de faire des accolades pleines d’émotion et une photo souvenir avec le personnel du Centurion avec lequel nous avons vécu onze jours intenses, et départ pour l’aéroport.

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En poche, aucun billet d’avion, juste un bout de papier sur lequel est inscrit en manuscrit :

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IPERÙ = Roselin Reinosa

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Avion de la aviacion policial

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Comandante Cuadros

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Sala de embarque

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Notre seule preuve d’embarquement.

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« Que Dieu vous accompagne » nous dit le chauffeur de taxi avec beaucoup d’émotion. Il nous dépose à 500 mètres de la porte principale de l’aéroport, car il est impossible d’aller plus loin en voiture. La zone est barrée par l’armée pour éviter trop de va-et-vient.

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Nous présentons le petit mot à un militaire. Derrière lui, un couloir qui mène aux portes d’embarquements. Nos cœurs battent fort dans la poitrine, moins par le poids des sacs que par les 30 secondes que met le soldat à nous répondre. La réponse est « NON, vous ne passez pas. » On a beau lui expliquer l’appel à l’hôtel, la signature d’un certain colonel, que tout est ok. Non, il ne connaît pas de Roselin Reinosa… Parfois, dans la vie, il faut savoir montrer les dents, même face à l’uniforme. Nous insistons ­â€‘ la perspective de rebrousser chemin nous donne assez d’adrénaline pour ne pas reculer. Il appelle un camarade à la rescousse. Les recherches sont lancées, il faut trouver Roselin !

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Et pendant que nous posons les sacs dans un coin et attendons, qui voilà ? Mandy, une Hollandaise sympa que l’on a rencontrée au Centurion. Elle tient dans sa main le même billet que nous. C’est peut-être insignifiant devant l’ampleur des événements, mais, dans un instant d’hypersensibilité comme celui-ci, avoir à ses côtés une tête connue qui possède un bout de papier griffonné semblable au nôtre rend plus fort. 5 minutes plus tard, le soldat revient avec, derrière lui, une femme au polo rouge d’IPERÙ. C’est Roselin !

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L’embarquement se déroule dans la plus grande excitation. Nous marchons sur le tarmac pour rejoindre notre avion. Tout autour, d’autres avions et des hélicoptères de l’armée aux pales immenses, beaucoup de militaires, même un colonel. Les enfants sont impressionnés, mais ont le sourire jusqu’aux oreilles.

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Ici, pas de passerelle pour faire grimper les passagers, l’arrière de l’avion s’ouvre comme la gueule d’un crocodile géant dans laquelle on s’engouffre avec toutes nos affaires. Nous qui nous demandions ce qu’on allait mettre dans la soute. Nous sommes dans la soute ! Contre toute attente, l’ambiance est plutôt détendue. Avant le décollage, quelques photos avec l’équipage, Arthur et Laetitia dans le cockpit pour s’asseoir à la place du pilote. Ça leur fait du bien, à nous aussi. L’appareil est bondé, environ 70 personnes. Contrairement aux avions de ligne, nous ne sommes pas assis en direction de l’avant, mais tournés d’un quart, sur deux bancs qui se font face, les bagages à nos pieds, un peu comme des parachutistes. D’ailleurs, des boucles sont aménagées pour accueillir des parachutes. Comme dans les films…

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À peine les moteurs enclenchés, une Péruvienne âgée, assise à notre côté, nous demande si on a décollé. Visiblement, elle n’a jamais pris l’avion. Elle nous le demandera encore deux fois. Dans un brouhaha assourdissant, des vibrations à réveiller les morts et une anxiété plus ou moins maîtrisée, en route, les dents serrées, pour une heure de vol qui restera gravée dans les mémoires.

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Arrivée à Lima, peu après 22h, parachutés sur une piste d’atterrissage secondaire perdue au milieu de nulle part. La mission maintenant est de trouver un lit pour la nuit. Nous rejoignons une route principale au bord de laquelle vous ne voudriez pas, le soir venu, montrer votre faciès de gringo et encore moins celui de vos enfants. Chien crevé sur le trottoir, hommes au regard malpropre, Mandy, jeune femme seule de 28 ans, nous demande la permission de nous accompagner. Nous partons donc, tous les cinq, jusqu’à l’entrée principale de l’aéroport. Un hôtel s’y trouve, mais… les suites à $ 300.-, seules chambres qu’ils leur restent, feraient éclater le budget. On cherche ailleurs sur internet. Une auberge de jeunesse est dans le tir, mais il est 23h45 et l’on est plus que fatigués. On se trompe de date et l’on réserve pour le lendemain. Et les enfants qui ont déjà commencé leur nuit sur le canapé du hall d’entrée. Quelle misère !

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Passé minuit, plus possible de réserver pour cette nuit. On téléphone à l’auberge. Coup de chance, ils répondent encore, ils ont de la place. Hop, dans un taxi pour une course de 40 minutes.

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Dernières minutes d’onze jours bien éprouvants...

Lima, 23 mars 2017. Le soleil brille. On sort se promener dans le quartier de Miraflores. Quel bonheur ! Les routes sont lisses, propres. Retour des sandales à nos pieds. Pas besoin de masque pour se promener. On se surprend à respirer à plein poumons l’air « pur » de la ville, …à côté d’une des principales artères du quartier. On se surprend à admirer l’arrosage d’un parc, la gorge nouée. Retour à la vie normale. Pour nous. Mais lorsqu’on pense à nos amis restés là-bas, les larmes nous montent aux yeux. On pense tellement à eux !

 

Heureusement, grâce à Facebook et Whatsapp, nous auront régulièrement des nouvelles rassurantes, jusqu’à ce que la situation se normalise.

 

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Bilan de la catastrophe sur l’ensemble du territoire péruvien (à la fin mars) : 97 morts, 125'000 sans-abris, 180'000 maisons détruites ou endommagées, 2'000 km de routes et 200 ponts détruits.

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